Made with racontr.com
alt

TÉMOIGNAGES :

C'ÉTAIT MIEUX AVANT..."

S'il y a bien un sentiment qui est revenu régulièrement au cours des 5 jours d'immersion, c'est le regret des premières années. "L'âge d'or du métier", "la belle époque", "à l'ancienne"... les expressions sont multiples chez les routiers pour définir le métier d'il y a 20 ans. Ce métier qui est le leur, et qu'ils continuent d'aimer malgré une mutation profonde. 

"L'évolution du métier de chauffeur a malheureusement saboté la légendaire camaraderie qui régnait au sein d'une confrérie inégalée, ou chacun se disait "Tu", où l'on ne restait jamais à attendre du secours, en rade sur le côté de la route, car la mécanique, de  l'époque plus sujette à panne, guettait chacun de nous, alors on se faisait d'abord un devoir de secourir, et une satisfaction de rendre un service, car un jour ou l'autre, le même déboire nous reviendrait comme un boomerang. Malheur à celui qui passera sa route sans s'arrêter, car il y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. " PATRICK PELLOUX

Sur le parking du Sainte-Nitasse à Auxerre, Fred allume une cigarette. Il arbore une barbe de trois jours et dans ses yeux clairs se reflète encore l’énergie de ses 43 ans. Originaire de Bourges, le chauffeur est routier en assistance : il va récupérer les remorques que les chauffeurs ne peuvent pas acheminer jusqu’au client « soit parce qu’ils ne sont pas en règles, soit parce que le camion a un problème. La semaine dernière j’ai rejoint deux espagnols, bloqués avant la frontière. Camion immobilisé. Ils se sont pris 3000 euros d’amende, ils ont pas respecté la charge maximale autorisée, les temps de pauses…rien quoi. » Rejoint par Bruno, les routiers échangent rapidement des anecdotes sur leurs livraisons, leurs itinéraires, leurs rencontres, leurs clients…et l’arrivée des conducteurs étrangers, qui semble poser un réel problème dans la conjoncture de leur métier :  « avant quand on s’arrêtait en cas de problème, un collègue faisait de même. Maintenant y’a qu’à ouvrir les yeux, regardez sur le parking : que des plaques étrangères. 

alt

« Oui c’était fatigant…mais on était libres »

Les gars ne parlent pas français, c’est plus difficile de se faire aider. » 

Éric renchérit : « Quand les polonais sont arrivés sur le marché, et l’inter’ a été foutu. » L’inter’ c’est le transport international. Les taux horaires qui défient toute concurrence et les charges sociales payées dans le pays d’origine des conducteurs étrangers ont « ruiné » le transport européen des entreprises françaises. Peu encline à embaucher des routiers étrangers par peur d’un contrôle, les affréteurs français préfèrent renoncer à l’international, ou délocaliser. C’est le cas de l’entreprise Dentressangle explique Éric. « Ils ont des bases en Pologne. Du coup, ils ont embauché des conducteurs étrangers qui font de la livraison en France. Les types sont payés 400 euros par mois… » Ce discours fait clairement l’unanimité, Fred poursuit : « les routiers étrangers s’en foutent de se prendre des amendes : le patron paye, ils ont la carte bleue de la société. Ils payent. Ca reste rentable pour l’entreprise, elle paye ses conducteurs trois fois rien… » 

Arrêté à l’Étape Beaujolaise, Éric retrouve deux collègues sur place. Willy et « Pelloux » sont aussi chauffeurs chez Paul Dupoux. Pelloux, de son vrai nom Patrick, a passé l’âge d’être à la retraite, mais refuse catégoriquement d’arrêter de travailler. « Pour faire quoi ? Je ne sais pas jardinier, je ne sais pas bricoler… Je vais passer mon temps au bistrot ? Allez…Je préfère travailler… » Si la représentation du métier tend à le rendre pénible, les chauffeurs routiers rendent rapidement cette opinion bancale. En riant grassement, Patrick lance : « La fatigue, mais quelle fatigue ?! Le stress oui, le stress de ne pas livrer un client à l’heure, le stress de pas prendre tes pauses bien comme il faut… mais la fatigue c’est de la rigolade ! »Il enchaîne sur ses vielles années, un verre de pastis à la main : « Avant les caristes n’étaient pas là, les routiers chargeaient et déchargeaient 

leur camion eux-mêmes, parfois à la force des bras ! Alors oui, c’était fatigant. Mais on était libres, ça n’a pas de prix… » Cette liberté que la mutation du métier semble leur avoir volé sans scrupule. « On conduisait parfois 24 heures sans s’arrêter, c’était l’adrénaline ! On passait 15 jours sur les routes, à sillonner l’Europe. Comment ne veux-tu pas te sentir libre ? » me questionne Willy, un énorme sourire aux lèvres. « Aujourd’hui », les contraintes sont trop lourdes, la pression subie par les clients et les contrôles policiers fait oeuvre de désamour du métier. « Quand on se faisait contrôler par les flics, on leur donnait un caget de melons ou d’huile d’olive et c’était réglé. » 


« On a appris sur le tas »

Les conducteurs de poids lourds sont recrutés selon des « règles coutumières », sur la base du seul savoir requis pour l'obtention des permis poids-lourds et de savoir-faire non codifiés par des normes qui seraient contrôlées par une institution (moins de 1 % d'entre eux sont titulaires d'un CAP de conducteur routier). Le bouche à oreille, les relations avec des amis, voisins, collègues ou membres de la famille, la réputation locale et la cooptation permettent de rencontrer les patrons, lesquels repèrent les bons éléments, par le biais de leurs relations dans le milieu social local. Pierre, du haut de ses 31 ans, est le plus jeune employé de l'entreprise Dupoux. "Si tu regardes bien, ici il n'y a que des chauffeurs retraités ou proches de la retraite. Le patron n'embauche pas de jeunes parce que la vision du métier est différente de celle des anciens. Moins de passion, on fait plus ça pour l'argent... Pour être honnête, si j'ai été embauché ici c'est parce que je suis le neveu d'un ancien chauffeur."


alt

"Si vous me demandez si je m’arrête pour aider un collègue en difficulté, je vous dit que je n’ai plus le temps" JACQUES

Après une vérification des antécédents et un test pratique des capacités du conducteur, la plupart des patrons mettent le postulant à l'épreuve des faits, sur le tas, selon des difficultés croissantes, selon son âge, ses antécédents.

L'absence de sélection formalisée à l'entrée, au profit de pratiques coutumières de repérage par le réseau local des connaissances, donne un

statut spécifique à ces métiers dans un système général d'emplois qui, actuellement, s'organise autour des

compétences liées à un apprentissage par l'école au détriment des apprentissages sur le tas ou des formations dans et par la production. A l'instar de Patrick, qui a commencé à travailler dans le secteur à 14 ans. "Puis j'ai passé le permis." Éric a lui intégré les dépôts à l'âge de 22 ans, après un CAP carreleur. "Je conduisais les manitou, puis j'en suis venu aux poids-lourds."